Liquéfactions.

Les animaux de Franck Lestard sont à la fois présents et menacés d’effacement, menaçants et fragiles. Les lavis leur donnent masse et consistance, mais les coulures, l’encre qui glisse sur le papier défont leur intégrité. Ce sont des prédateurs, hyènes, brochets, corbeaux. Ils nous font face et cependant ils se délitent. Leur corps risque de se dissoudre, de fondre.

 

Le lavis est liquéfaction, dissolution de la ligne par l’encre. Dans ses dessins récents de 2016, Franck Lestard ne se donne pas l’assurance d’un trait qui dirige, qui maîtrise les morphologies. Il assume une perte de contrôle. Les auréoles d’encre s’étalent sur les papiers travaillés à plat; les coulures défont les formes animales sur les grands formats dessinés à la verticale. Auréoles, taches, coulures. Zones du papier laissées en blanc, corps mités par ces blancs.

 

Corps présents, corps se dissolvant. Corps nous faisant face, corps s’effaçant. Lestard choisit des animaux puissants, inquiétants et il les défait par les liquéfactions, par les aléas de l’encre, de l’aquarelle. Il rejoue ainsi, par le lavis, l’histoire des corps et des vanités. En 2012, il représente un grand crâne de gorille frontalement, mais les coulures d’encre le défont (Motor Head, encre de Chine sur papier, 180 x 150 cm). Certes l’encre n’est pas le sang. Mais le spectateur peut se rappeler aussi le Christ saignant, les saints et martyrs se vidant de leur sang, les animaux écorchés. Chez Lestard, tout cela se joue sur un mode plus dilué, avec des transparences et des épaississements.

 

Gravités.

Les pattes épaisses, griffues supportent le corps massif des hyènes, sorte d’animaux préhistoriques, hérissées de poils, de pics. Les personnages humains de 2007 et d’autres années ont des pieds épais; certains sont comme happés par le sol, par une béance. C’est par les pieds que nous sommes plantés dans le sol. Les dos, les lourds membres inférieurs s’imposent plutôt que les visages, les regards sièges de l’esprit selon Hegel. Lestard nous engage dans une portraiture des corps animaux, humains marquée par les encolures, par l’épaisseur des troncs. Les museaux, les gueules avancent, implacables; les têtes sont enfoncées, engoncées dans les épaules.

 

Ces créatures sont en même temps menacées d’effondrement, de dilution. Franck Lestard écrit dans ses carnets de notes : “la dégradation physique, l’altération du corps, comme condition humaine… Cela a commencé très tôt. Dans mon travail, les corps sont depuis le début soumis de diverses façons à une destruction”. L’homme certes a acquis la station debout au fil de l’évolution, mais la chute n’est jamais loin. Les lois de la gravité s’imposent à nous. Lestard note encore : “Je me suis d’abord intéressé à la chute, puis au déséquilibre, j’ai fait cette série de corps penchés qui vacillent avant la chute, sorte d’équilibre précaire. Une sorte de pied de nez, une offense à la verticalité qui définit l’homo sapiens, j’avais envie de suggérer cet état où on est en danger, où on est vulnérable… le coup a été donné… on vacille avant la chute, comme ces boxeurs qui ont pris un coup, ce moment où ils sont encore debout, sans l’être vraiment”.

En peinture, en sculpture, des corps s’élancent, ils sont pris dans un mouvement ascenscionnel par les traits de l’artiste. D’autres s’effondrent, vacillent, s’enfoncent, chutent. Il y aurait diverses étapes, diverses modalités de l’effondrement, de la chute. Les créatures de Lestard sont dans cette position qui précède la chute, sur le point de tomber, de s’enfoncer.

 

Tailles, entailles.

Franck Lestard a engagé un travail de sculpture depuis plusieurs années. Son attention à la massivité des corps, à leur pesanteur, à leur présence l’engageait sans doute à cela. Ayant utilisé différents matériaux (paraffine, silicone), le bois s’impose à lui, le bois de frène ou de merisier en particulier. Son travail prend en compte la vérité anatomique des corps et la matérialité du bois. Prégnance des nuques, des encolures, des épaules, comme dans les dessins et peintures. Mais aussi contrainte du bois avec ses noeuds, ses fibres, ses failles. Les entailles de la tronçonneuse ne sont pas gommées, lissées. Ainsi les têtes, les bustes sont traversés par des fentes, des failles, des accidents.

 

Le bois est blessé, taillé par la tronçonneuse, par la gouge, par les attaques du sculpteur. Les visages portent les marques de ces attaques. A nouveau, non pas ici par la diffusion de l’aquarelle, par les coulures de l’encre, mais pas les stries, les entailles des instruments, le visage est marqué. Comme celui d’un boxeur, d’un homme blessé.

Une certaine dureté affecte les faces sculptées. Les accidents de la matière, du bois l’emportent sur l’harmonie de la forme-visage, même si, comme dans les lavis, l’exactitude morphologique, la justesse des volumes sont recherchées et obtenues.

Ces têtes sculptées ont leur part d’humanité et de silence, de mystère. Ce sont bien des visages, mais marqués, blessés. Par la présence des machoires, des orbites, du crâne, l’ossature s’impose, l’ossature et la matière du bois.

 

Jean Pierre Mourey

 

 

Jean-Pierre Mourey, philosophe, esthéticien, est l’auteur d’études sur l’art et la littérature des XXe et XXIe siècles.

Il a écrit :

. Relation paradoxale de l’art à la nature, presse universitaire de Saint Etienne, 2013

  • Borges. Vérité et univers fictionnels, Ed. Mardaga, Bruxelles, 1988.
  • Le Vif de la sensation, CIEREC, Université de Saint-Etienne, 1993.
  • Philosophies et pratiques du détail. Hegel, Ingres, Sade et quelques autres, Ed. Champ Vallon. 1996.

 

Parmi les ouvrages collectifs :

  • Figures du loufoque à la fin du XXe siècle, dir . avec J.-B. Vray, CIEREC, Presses de l’Université de Saint-Etienne, 2003.
  • Miroirs, fragments, mosaïques. Schèmes et création dans l’art du XXe siècle, dir. avec B. Ramaut-Chevassus, Presses de l’Université de Saint-Etienne, 2005.